LITTERall

Anthologie annuelle de littératures allemandes

N° 14 – 2003

Editorial

Volker Braun

Brigitte Burmeister

Kurt Drawert

Christoph Hein

Daniela Dahn

Christa Wolf

 

Jürgen Ritte

Alain Lance

Zsuzsanna Gahse

Claude Esteban

Roza Domascyna
Henry Deluy

auteurs & sources

Directeur de la publication: François Bary
Dépôt légal: 2ème trimestre 2003
ISSN 02097 – 69 - 19

 

Christa Wolf

Jeudi, 27 septembre 2001

Une voix me réveille, elle dit tout haut : Une déchirure dans le tissu du temps. J’écoute cette voix, comblée par cette vérité qu’elle énonce, avant même de prendre conscience de l’endroit où je suis, qu’il est tôt le matin, que je suis au lit et, plus ma conscience s’ouvre à contre-cœur à la réalité, plus le sentiment de bonheur s’efface. La réalité ne rend pas heureux car elle seule ne produit rien, c’est ce qu’il m’a fallu apprendre. Avec insistance, comme si elles faisaient partie de la réalité (dont elles font effectivement partie), voici qu’apparaissent sur mon écran intérieur les dernières images de CNN que je viens de voir après minuit et avec lesquelles j’ai eu du mal à m’endormir, même si je n’avais pas oublié de prendre les deux cachets de valériane : la télévision n’avait pas hésité à utiliser le mot guerre : «  America’s war against terrorism ».

Soudain reviennent les sentiments de tension et de peur qui correspondent à cette réalité et qui, si souvent déjà dans ma vie, ont accompagné le début du jour. Aujourd’hui cette question, donc : cette nuit, les Américains ont-ils mis à exécution leurs menaces de représailles contre l’Afghanistan – ou contre quelque autre cible ? Comme je peux me convaincre qu’il est encore trop tôt pour me lever, j’esquive encore un peu la réponse – ce fut tout différent, je m’en souviens, lorsque la guerre du Golfe a commencé : là, j’étais dès quatre heures du matin devant la télévision pour voir ce que j’étais censée voir, le feu qui précédait le débarquement des troupes américaines sur la côte du Koweit. J’ai pleuré et ensuite il m’a fallu lire dans le journal qu’en n’approuvant pas cette guerre j’étais contre Israël, avant d’apprendre, bien plus tard, que cette jeune femme qui avait fourni l’ultime justification morale des bombardements par ses récits de bébés koweitiens assassinés par les Irakiens déshumanisés était la fille d’un employé de l’ambassade américaine qui n’avait jamais vu de nourrisson assassiné.

Je m’accorde donc encore un répit avant de me lever et, de la pile de livres qui s’entassent en équilibre instable sur ma petite table de nuit en verre, je tire ce livre qui semble bien – terriblement bien – répondre aux «événements», comme on dit à présent, des dernières semaines : City of God, de E.L Doctorov que l’on pourrait éventuellement utiliser – à tort ? - comme preuve supplémentaire que les habitants sensibles de New-York devaient, depuis longtemps déjà, pressentir des catastrophes puisqu’ils recherchaient avec une telle insistance l’explication de leur peur et de leur inquiétude morale. «Peut-être ne reste-t-il guère de temps. Si les démographes ne se trompent pas, cette terre sera peuplée de dix milliards d’êtres humains vers le milieu du siècle à venir. De gigantesques mégapoles recouvrent la planète, pleines de gens qui se battent pour en capter les ressources. Dans de pareilles conditions, les prières des humains vont retentir comme des clameurs montant vers le ciel. Et nos espoirs d’une vie possible se heurteront à de telles mutilations, à de tels chocs que le vingtième siècle nous semblera un paradis perdu ».

Quand je pense que ce vingtième siècle fut, il y a deux ans à peine, qualifié par des historiens de «siècle le plus horrible de l’histoire de l’humanité» ! Ce siècle qui ne m’a entraînée qu’une fois dans l’une de ses catastrophes mais qui, malgré tout, m’a permis de vivre en l’un de ses foyers de conflits les plus dangereux, avec de fortes tensions certes, mais, vu de l’extérieur, dans une relative sécurité. La machine à penser s’est donc remise en marche. Je me lève, écarte le rideau, un jour maussade, comme tant de jours maussades depuis le onze septembre.

...

Traduction d’ Alain Lance

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Jürgen Ritte

Ecrire, traduire...

Ecrivains-traducteurs, ou bien faut-il dire : traducteurs-écrivains? Question délicate et la réponse ne saurait être simple. Les textes des quatre traducteurs et écrivains, écrivains et traducteurs? qui nous ont fait l'amabilité de répondre à notre invitation en témoignent, chacun à sa manière.

Marcel Proust - qui s'y connaissait un peu - a été traducteur après, mais aussi avant, d'être l'écrivain que nous connaissons. Un traducteur tout particulier, et tout particulièrement doué, car il a réussi à traduire de l'anglais, sans vraiment parler cette langue, quelques ouvrages de John Ruskin (en l'occurrence La Bible d'Amiens et Sésame et les lys). Ce travail lui inspira l'essai important publié en préface à Sésame et les lys et intitulé Sur la lecture. Il y est question de tout, sauf de Ruskin, sauf des problèmes qu'a pu lui poser la traduction. Proust avait une conception "anthropophagique" de la traduction. Il s'appropriait le texte, l'assimilait, le digérait, pour rester dans la métaphore, l'accompagnait de notes de bas de page, parfois plus longues que la traduction elle-même, au point de la faire quasiment disparaître. Et pourtant, cette préface intitulée Sur la lecture, inspirée par cette lecture spécifique que confère la traduction, est considérée, aujourd'hui, comme le noyau ou mieux, comme la matrice de la Recherche du Temps Perdu dont il entreprit quelques années plus tard la rédaction. Et c'est encore Proust qui a dit que tous les grands livres, les livres dignes de ce nom, avaient en quelque sorte été écrits dans une langue étrangère, précisant que le travail d'un écrivain était, tout comme celui d'un lecteur, le travail d'un traducteur.

Et en effet, si tous les écrivains sont lecteurs avant d'être écrivains, ils sont également, d'une manière ou d'une autre, traducteurs. Pour s'en convaincre, il suffit de feuilleter la bibliographie de nos grands écrivains canoniques - et bien entendu aussi celle de nos invités. Goethe a traduit de la poésie persane. De l'italien il a traduit la vie de Benvenuto Cellini, du français des textes de Diderot, tout comme Schiller d'ailleurs. Quant aux traductions de Sophocle que l'on doit à Hölderlin, on sait qu'elles ont inspiré ce texte de référence, ces pages incontournables que Walter Benjamin, traducteur lui-même (entre autres de Proust), a consacrées au travail du traducteur. Et on mesure à peine, pour citer un dernier exemple emprunté au domaine germanique, l'étendue des rapports qu'entretient la poésie (et la langue!) d'un Paul Celan avec des auteurs de langue russe ou française, comme Mandelstam ou Apollinaire qu'il avait traduits en allemand. En France, nous savons le rôle capital des traductions d'Edgar Allan Poe faites par Baudelaire. N'oublions pas Nerval, traducteur du Faust. Ou Mallarmé, traducteur-adaptateur de Nurserys rimes. Ou enfin, pour faire plaisir à Claude Esteban, et nous tourner vers le domaine espagnol, citons le nom de ce grand traducteur et écrivain que fut Octavio Paz. Et, n'a-t-on pas l'impression de lire des traductions en lisant les Fictions de Borges?

La traduction fait incontestablement partie du travail de l’écrivain, et elle est peut-être le ferment de toute littérature, de toute culture, de toute civilisation. Que serait la littérature allemande sans la traduction de la Bible par Luther? Que serait la langue française sans la traduction de Plutarque par Amyot?

Valéry Larbaud, contemporain de Proust quoique plus jeune, écrivain-traducteur-critique que nous pourrions considérer comme notre Saint Patron et qui, lui, s'était choisi un Saint Patron à sa mesure dans son essai Sous l'invocation de Saint-Jérôme, abondait dans ce sens lorsqu'il proposa un projet gigantesque qui n'a toujours pas vu le jour : au lieu d'écrire les biographies des écrivains, disait-il, il vaudrait mieux écrire les biographies des oeuvres. Il voulait signifier ainsi qu'un véritable travail de "dépistage" s'imposait, destiné à révéler pour chaque littérature, pour chaque œuvre, les relations de filiation qui, par le truchement de la traduction, la reliaient à la littérature du monde entier. Vaste projet, parfaitement à l'image des rapports complexes, riches et passionnants qui se tissent entre ces frères jumeaux de la création, l'écrivain et le traducteur. Les contributions de Roza Domascyna, Zsuzsanna Gahse, Claude Esteban et Alain Lance ne me contrediront pas.

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Alain Lance

En même temps qu’il accroît sa richesse intellectuelle, le traducteur enrichit sa littérature nationale et honore son propre nom. Ce n’est pas une entreprise obscure et sans grandeur que celle de faire passer dans une langue et dans une littérature une œuvre importante d’une autre littérature.

Valéry Larbaud

La grande poésie des autres langues que la nôtre est faite pour s’allumer comme une lampe sur la table où se cherchent ses propres mots, et même si la fenêtre devant nous est ouverte sur une nuit d’ici, avec ses propres rumeurs, ses propres chants qui s’éloignent. Elle a pour bienfait parmi nous de permettre à nos vocables de se porter plus près des choses du monde, elle est un enseignement qu’il faut entendre, et quelle meilleure écoute que la traduire ?

Yves Bonnefoy

Mon envie de traduire remonte à loin. Deux motivations l’expliquent, je crois.

D’une part, ayant entrepris des études d’allemand, vint un moment où j’ai souhaité faire passer en français des textes que j’aurais moi-même choisis. C’était au milieu des années soixante, j’éprouvais – j’éprouve aujourd’hui encore - une grande admiration pour Brecht. Mais l’équipe rassemblée par les éditions de l’Arche pour traduire son œuvre poétique était déjà constituée et, de toute façon, j’étais assez conscient de mon inexpérience pour ne pas me risquer déjà, fût ce au sein d’un collectif, à aborder comme traducteur une œuvre aussi impressionnante. Un an après un séjour à l’université de Leipzig, j’étais curieux de lire des poètes est-allemands appartenant à la même génération que moi. Quelqu’un attira mon attention sur un certain Volker Braun, né comme moi en 1939, lui dans les derniers mois d’une paix précaire, moi pendant la drôle de guerre. Je me suis procuré un numéro de la revue Sinn und Form présentant ses poèmes et, avec un certain culot, j’ai entrepris d’en traduire quelques-uns parce qu’ils me plaisaient, que j’y décelais un ton nouveau et fort. J’y découvrais un aspect de la modernité différent de ce que je lisais alors dans ma langue. Et puis ces textes interpellateurs, sans être obscurs, me laissaient en partie perplexe. Cette résistance éprouvée à la première lecture est inhérente, me semble-t-il, à la qualité d’une parole poétique. Et je dois dire que l’écriture de Volker Braun, après presque quatre décennies de familiarité, ne cesse de me surprendre, de me bousculer. Fin 1964, de passage à Leipzig, je rencontrai donc ce jeune poète né à Dresde. Quelques mois plus tard paraissaient dans la revue action poétique trois ou quatre de mes traductions. Il y a longtemps que je ne les ai pas regardées mais je doute que je les laisserais réimprimer aujourd’hui sans les avoir retravaillées. Dans les années qui suivirent, je continuai à traduire ses poèmes et en 1970 parut le choix bilingue intitulé Provocations pour moi et d’autres, que j’avais traduit et présenté. J’aurai par la suite l’occasion de publier chez différents éditeurs d’autres proses ou poèmes de Volker Braun. Mais la traduction de ces Provocations fut décisive. J’y travaillai de 1968 à 1969, durant un séjour à Berlin-Est au cours duquel je voyais régulièrement Volker pour aborder avec lui les problèmes que je rencontrais. Ce fut essentiel. Non seulement il m’évita ou corrigea des bourdes et des contresens que je pouvais commettre (aussi bien en raison de la caractéristique propre de son écriture que des particularités du contexte est-allemand) mais il sut me familiariser avec sa poétique en train de s’affirmer.

J’évoquais en commençant deux motivations pour expliquer cette envie de traduire. Quelle était la seconde?

Je la nommerais le besoin du détour par l’étranger, au-delà du seul domaine allemand, d’ailleurs. Ce n’est pas par hasard que le choix de mes poèmes paru en 1994 en Allemagne est intitulé Und wünschte kein Ende dem Umweg, version allemande, due à Volker Braun, d’un passage d’un de mes poèmes parus en 1970 dans Les Gens perdus deviennent fragiles et dont le texte français est : sans désir de la fin de la parenthèse. Après la publication, en 1961, de premiers poèmes dans un recueil collectif préfacé par Philippe Soupault, qui m’avait encouragé deux ans auparavant, j’ai traversé une période où je lisais de préférence des poètes étrangers que je découvrais bien sûr en traduction française. Il s’agissait, par exemple, du Tchèque Nezval, des Hongrois Illyés et Joszef, du Turc Hikmet. Ces exercices de dépaysement ont continué en Iran où je me suis livré à des traductions/adaptations en compagnie de poètes iraniens francophones que je connus à Ispahan ou Téhéran. Sans doute avais-je un contentieux avec la littérature française, éprouvant un malaise face à ce que j’ai appelé ses grands pans – ou, ironiquement, ses grands paons. Et c’est justement en Iran qu’une réconciliation s’amorça chez moi avec la poésie française. Le phénomène est connu : Vallejo écrit qu’il a appris à connaître le Pérou en Europe et Illyés rapporte que son séjour parisien fit de lui un Hongrois.

Qu’est-ce que la pratique de la traduction a apporté à l’écriture de mes poèmes ?

D’une façon générale, j’en ai tiré un certain savoir empirique sur le fonctionnement de la langue que nourrissent difficultés rencontrées et solutions plus ou moins satisfaisantes. Et aussi un savoir tout court, un savoir particulier, qui n’est pas incompatible avec ce «métier d’ignorance» dont parle Claude Royet-Journoud lorsqu’il définit ainsi l’activité du poète. Une salutaire « Ernüchterung », c’est-à-dire un dégrisement toujours nécessaire après l’emballement et la spontanéité du premier jet. Une approche comparative des ressources propres de chaque langue de poésie : syntaxe, rythme, prosodie, rimes, images, inscription dans une histoire. Mais ceci vaut pour tous les poètes français qui traduisent régulièrement, et ils sont nombreux depuis quelques décennies. Celui que nous traduisons nous enrichit aussi bien par ce qui nous ressemble que par ce qui le distingue de nous. Nous y cherchons l’étranger mais aussi le frère. Je voudrais aussi souligner l’intérêt des traductions collectives auxquelles j’ai pu participer, soit dans le cadre de Royaumont, soit, «en binôme», avec Gilbert Badia, lorsque nous avons traduit ensemble deux pièces de Volker Braun (le dialogue à haute voix est particulièrement propice à la traduction théâtrale), ou enfin lorsque, avec Renate Lance-Otterbein, j’ai traduit plusieurs livres de Christa Wolf, d’Ingo Schulze et Le Roman de Hinze et Kunze de Volker Braun. Cette entreprise fut l’une des plus stimulantes et des plus ardues car ce texte étonnant, qui se réclame explicitement de Diderot et qui eut pendant plusieurs années maille à partir avec la censure est-allemande, fourmille de ruses, d’allusions et de jeux de mots.

Certaines particularités de ma poésie, relevées parfois dans les critiques publiées à propos de mes livres, et notamment cette façon qu’on a dit singulière ici d’écrire une poésie politique, sont sans doute redevables, par un réseau complexe d’interactions, à la fréquentation de l’œuvre de Volker Braun. Plusieurs de mes poèmes naquirent d’un dialogue avec son engagement et ses interrogations. Sa réflexion, son écriture m’ont fortifié, ont élargi mon horizon. Et elles m’ont incontestablement beaucoup apporté pour comprendre ce que fut l’espoir puis l’échec du projet socialiste tel qu’il fut mis en œuvre au siècle précédent. C’est pourquoi je me réjouis d’avoir été l’un des passeurs d’une partie de cette œuvre stimulante vers un public français hélas encore trop restreint.

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Zsuzsanna Gahse

Distances immenses

A l’origine, je n'avais pas l'intention de faire de la traduction lorsque j'ai commencé à écrire. Si j'ai depuis traduit toute une série de livres, de pièces de théâtre, de pièces radiophoniques et de poèmes, je le dois à l’écrivain allemand malheureusement assez peu connu à l'étranger, Helmut Heißenbüttel. Il travaillait alors pour la radio, pour le Süddeutscher Rundfunk, et avait eu recours à de subtils artifices pour m’amener à traduire. Il m'avait demandé, il y a un peu plus de vingt ans, de réaliser une émission de radio assez importante sur la culture hongroise contemporaine, ce qui m'obligea à me plonger dans le sujet et à traduire des textes nouveaux. Lors de ces incursions, j'ai découvert, pour moi et pour Heißenbüttel, Esterhazy, un auteur presque encore inconnu en Allemagne. Lorsque l'émission fut terminée – et voici l’essentiel – Heißenbüttel déclara qu'Hannah Arendt avait dit qu’on ne devait jamais négliger sa langue maternelle parce qu'on négligerait alors les fondements de sa propre logique, ajoutant que c’était l’unique raison pour laquelle il m’avait demandé de faire cette émission.

Depuis, je traduis, mais je ne sais pas si sans Heißenbüttel j'aurais accepté une telle tâche en plus de mon propre travail d’écriture. Du reste, les réflexions qui ont accompagné au fil des ans ces textes inconnus ont été enrichissantes dans presque tous les cas. Ne serait-ce qu’à cause de l’immense distance qui sépare les deux langues, l'allemand et le hongrois.

Sur le plan culturel, et presque seulement sur celui-là, elles ont beaucoup en commun, car la grand-mère de l'allemand et aussi du français est indo-européenne, alors que la mère du hongrois est finno-ougrienne et l'on ne sait pas grand chose de la grand-mère. Cette mère finno-ougrienne a enseigné au hongrois à être aussi concis et concentré que possible. Sa clarté tient, pour ainsi dire, à sa concision ce que l'on ne peut pas vraiment dire de l'allemand ni, je crois, du français.

Pour esquisser quelques traits de caractère du hongrois : les relations de spatialité - devant, dessus, en passant par, à travers - sont plus faciles à décrire qu'en allemand. (Peut-être à cause du passé de ce peuple de cavaliers). En revanche, l'orientation dans le temps est moins bonne, il n'y a qu'un passé, un présent et pour ainsi dire pas de futur. On ne distingue pas les sexes, du moins sur le plan linguistique. Il n'existe ni pronoms personnels ni articles définis masculins, féminins, ou neutres.

Il est intéressant de se demander comment cette constellation linguistique influence la logique du locuteur et il faudrait d'ailleurs l’analyser de plus près au sens où l'entendait Hannah Arendt. Mais comme nous parlons de traduction, il s’ensuit, comme première conséquence de ce que je viens d'évoquer, qu'il faut développer et ajouter beaucoup de choses dans la traduction allemande. Je dois inventer ce qui n'existe pas en hongrois. Les temps, les sexes (et dans ce domaine, je me suis déjà trompée), sans parler de ces si jolis subjonctifs des langues indo-européennes. Je les insère tous de manière artificielle pour que la traduction soit naturelle et vraiment allemande.

Quand j'y arrive, personne ne remarque mon apport !

On arrive plus ou moins à se représenter en quoi consiste le travail de celui qui traduit du français, de l'anglais, de l'italien ou d’une langue slave. Et une traduction dont on peut comprendre l’élaboration, révèle d'emblée son niveau intellectuel. C'est ainsi qu'on la perçoit. De même on ne peut situer le niveau intellectuel des traductions de langues inconnues. On ne peut pas non plus vraiment débattre de leur qualité. Elles font plutôt l'effet d'un habile travail au crochet.

Je dois avouer qu'avec le temps, traduire ne me satisfait plus guère. Encore un peu, mais pas trop. Je m’aperçois que les questions qui m'intéressent en hongrois, je n’ai pas besoin de traduction pour les reprendre directement. Peut-être arriverai-je ainsi à inventer de nouveaux éléments pour l’allemand, aussi minimes soient-ils, et à arracher quelque chose de nouveau à la langue. Le hongrois agirait alors au sein de l'allemand, la logique hongroise dans la logique allemande.

De plus, il est pesant, à la longue, de donner sa raison et son imagination aux traductions, car il s'agit bien de donner, de s'abandonner dans ce travail. (C'est ainsi que l'a formulé le grand traducteur de Joyce, et écrivain lui aussi, Hans Wollschläger). Le temps gagné sur les traductions me permettrait de m'occuper d'autres langues, d'étudier leurs différences. De comparer entre elles les langues indo-européennes, sémites ou basque, chinoises ou océaniennes. Je pense que ce serait vraiment une bonne idée qui plairait à Hannah Arendt.

Mais je crois néanmoins que tout écrivain devrait faire un peu de traduction. Même pour la conserver dans un tiroir. Lorsque j'ai dirigé pendant quelques semestres des séminaires d'écriture à l'université de Tübingen, j’ai demandé aux étudiants de traduire de temps en temps en allemand des textes d'une langue qu’ils possédaient. Ils aimaient bien cela (du moins le disaient-ils), en tous cas on sentait à quel point leur propre langue gagnait alors en souplesse.

Traduction de Catherine Fabre-Renaultt

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Claude Esteban

Je me limiterai ici à quelques remarques assez brèves sur l’écriture et sur la traduction. Et ce sera, d’abord, pour m’interroger, après bien d’autres, sur l’acte même de traduire et la place qu’il occupe, ou qu’il devrait occuper dans le domaine de la création littéraire. Si le savoir linguistique a investi, depuis cinquante années, le champ de la poésie à des fins méthodiques d’élucidation, il semble que l’entreprise poursuivie par les traducteurs, et principalement en matière poétique, n’a pour sa part fait l’objet que d’une attention distraite, voire dédaigneuse. Une fois établis les fondements du langage, déchiffrés et codifiés les modes de l’expression verbale chez les poètes — ce que Jakobson, avec un certain bonheur, a nommé « la grammaire de la poésie » — la pratique de la traduction, réduite quasiment toujours à une « opération transidiomatique » devait aller comme de soi, se plier à un ordre qui en gouvernerait le cours. Cette condition subalterne de la traduction, statut comme « ancillaire » pour reprendre le terme dont Antoine Berman fait usage dans sa magistrale étude sur l’Allemagne romantique, L’Épreuve de l’étranger, cette façon de dire et de retranscrire « occultée, refoulée, réprouvée » mérite mieux que certains verdicts ou affirmation théoriques à l’emporte-pièce — et par exemple la proposition fameuse de Wittgenstein déclarant que « la traduction d’une langue à l’autre est une tâche mathématique » ou bien encore que « traduire un poème lyrique en langue étrangère est tout à fait analogue à un problème mathématique ».

Il faudrait faire appel à tous ceux-là qui, depuis le 19ème siècle en France, se sont inscrits en faux contre de telles allégations, et par leur travail de traducteur et par leurs propres réflexions sur cette expérience, ainsi Chateaubriand et sa version intégrale du Paradise lost de Milton, Nerval à propos de Heine, ou Mallarmé traduisant des poèmes d’Edgar Poe. Mais ne retenons ici que cette pensée éclairante de Paul Valéry, lequel, à propos de sa traduction en vers des Bucoliques, a su définir le lieu même où se situe et se constitue l’acte du traducteur : « Le travail de traduire, mené avec le souci d’une certaine approximation de la forme, nous fait en quelque manière chercher à mettre nos pas sur les vestiges de ceux de l’auteur, et non point à façonner un texte à partir d’un autre ; mais de celui-ci, remonter à l’époque virtuelle de sa formation ». Le dernier moment de cette phrase nous retient particulièrement, car c’est au surgissement natif du poème que le traducteur se trouve confronté, à cet élan de l’esprit qui a pris forme dans les mots, et non à une simple grammaire, vocabulaire et syntaxe joints, dont il importerait d’opérer la translation.

C’est à des conclusions toutes proches que ne manque pas d’aboutir, et très éloquemment, Octavio Paz, lui-même traducteur éblouissant de Pessoa et d’Apollinaire, de John Donne et de Bashô, lorsque en réponse aux axiomes intransigeants de Chomsky, il n’hésite pas à écrire : « Ces dernières années, sans doute de par l’impérialisme de la linguistique, on a tendu à minimiser la nature éminemment littéraire de la traduction ». Et il ajoute : « La traduction de la poésie est une opération analogue à la création poétique. Chaque traduction, en une certaine mesure, est une invention, et constitue donc un texte unique ».

Au terme d’une expérience menée depuis plus de trente ans, et comme indissociablement sur le registre de l’écriture personnelle et de la traduction, dois-je préciser que je partage le sentiment d’Octavio Paz et que je ne sépare en rien ces deux activités qui se nourrissent et s’enrichissent l’une de l’autre ? Traduire un poème, ce n’est pas seulement à mes yeux effectuer, tant bien que mal, le passage d’un système de signes particuliers — l’idiome originel du texte — à un second, qui serait le mien, par le biais d’équivalences conceptuelles et sonores toujours hasardeuses, c’est aussi, et davantage assurément, mettre à l’épreuve la solidité et la cohésion d’un édifice mental tout autant que verbal — en l’occurrence, cette langue française — en vérifier les assises, en inventer les options futures, sans tenir compte de ce que l’on nomme, pour ne pas l’enfreindre, un prétendu « génie » de la langue avec ses codes, ses valeurs, ses interdits. Écrire un poème, et d’une même façon, le traduire, c’est outrepasser la syntaxe apprise, et avec elle les modes de penser et d’agir qu’elle véhicule. Il en résulte, me semble-t-il, pour chacun de ceux qui se livrent à cet acte véritablement fondateur qu’est la traduction de poésie, une violence qu’il s’inflige à lui-même, et parfois, sinon toujours, à son écriture propre. On ne sort pas indemne, je tiens à le dire, de cette aventure qu’on ne saurait réduire à un simple exercice translinguistique. On est descendu plus au fond de ses cavernes, on s’est enrichi d’inconnu. S’ajoute à cela que l’entreprise de traduire, si on la met en parallèle avec l’écriture toute personnelle, individuelle et comme achevée de sa formulation définitive, est une forme ouverte, une potentialité sans fin. Je pense au titre si bien venu d’un livre de Jacqueline Risset, La traduction commence. L’ambition du traducteur, la mienne peut-être, fut de rejoindre à travers les aléas du possible un point de stabilité ; mon intuition, si peu formulée qu’elle soit, me suggère de n’y reconnaître qu’une halte. Car le processus de la traduction — en poésie, mais tout autant en prose — n’est assuré de rien, sinon de son départ. La traduction commence en effet, si tant est qu’elle puisse situer son origine, mais à peine entreprise, elle ne parvient jamais à son terme. Non que je mette en doute la présence et la permanence d’un texte original. Ce poème, ces mots mis ensemble par quelqu’un qui n’est pas moi, me précèdent, quand bien même leur immuabilité, au moment de m’en affranchir, m’importune et me provoque. Cependant, dès lors que je touche à cet édifice, tout se met à bouger, et c’est en vain que je tenterais d’interrompre le branle-bas. Il importe, au demeurant, que je l’aggrave, que j’en amplifie les effets, si mon propos est de générer une figure neuve, et non pas de restituer une manière de double illusoire et comme littéral. La traduction d’un poème, d’une séquence, d’un seul vers parfois, a pour destin de n’être que transitoire, nécessaire à tel instant de notre devenir, mais insuffisante, et par cela même toujours prête à se reprendre, à se raviver, à s’accomplir à travers le temps. Les poèmes n’existent, Goethe l’avait déjà deviné, que dans le commerce mystérieux qu’ils entretiennent avec la diversité de leurs versions, lesquelles, si différentes qu’elles soient, ne les appauvrissent en rien, mais leur communiquent une sève nouvelle. Et peut-être est-ce là, ainsi que l’exprimait Hölderlin dans sa langue oraculaire, « agir comme un traître mais de sainte façon ».

Je n’ai rien de ce que le fait de traduire a pu apporter à mon travail d’écrivain, et s’il en a ou non modifié le cours. C’est là une question à laquelle il m’est difficile, en toute lucidité, de répondre. Certes, il demeure indéniable que ce cheminement poursuivi en deux langues, et qui s’est ouvert par la suite à d’autres horizons idiomatiques — l’italien, le catalan, puis l’anglais, et même le latin, par amour de Virgile… — cette démarche n’a pu que renforcer, s’il était nécessaire, mon souci de la parole la plus juste. Mais en aurait-il été autrement si je n’avais traduit ni Quevedo, ni Guillén, ni Octavio Paz ? La connaissance de l’idiome aurait pu me suffire, puisqu’elle me permettait — et c’est déjà le plus précieux — d’accéder à chacun de ces poèmes, d’entendre comme naturellement se lever en moi ce que Quevedo nommait avec émotion « la musique muette de leurs nombres ». Mais j’attendais d’eux bien autre chose qu’une forme de délectation secrète ou un prétexte à l’étude. J’espérais, certes naïvement, qu’ils m’accordent en français ce que je parvenais mal à acquérir par moi-même, moins une assurance de l’esprit qu’une conviction de l’âme. Je ne sais si je l’ai acquise et si mon écriture, aujourd’hui, en témoigne. Et je me référerai, de nouveau, au souci majeur de Hölderlin, lui qui a tenu à dire qu’un poète ne se rapproche jamais davantage de sa véritable parole que par l’épreuve, éminemment spirituelle, de la traduction. Chacun de nous, à sa mesure, a vécu quelque peu cette épreuve, cette preuve aussi bien de lui-même. Dans l’effort qu’il ne cesse d’entreprendre pour écouter, capter une parole toujours étrangère, sans doute le poète n’aspire-t-il en effet qu’à faire surgir une langue qui soit consubstantiellement la sienne, outrepassant toute langue apprise, et qui n’existe qu’une seule fois.

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