Christoph Ransmayr

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Révélé au grand public par son roman Les effrois de la glace et des ténèbres, Ransmayr inaugure dans ce texte une trame narrative qu’il utilisera par la suite dans d’autres récits et romans. A partir d’un fait réel – ici, l’expédition austro-hongroise partie à la découverte de l’Arctique en 1872, prise dans les glaces de l’hiver et condamnée à rentrer à pied pour éviter de mourir de froid et sans doute aussi de faim – il entraîne ses protagonistes du centre du monde vers sa périphérie, jusqu’aux limites de la survie. Son intention n’est pas d’écrire un roman historique, mais de mettre un récit en perspective avec le travail de l’historien et d’interroger les mythes. Dans Le Dernier Monde l’auteur narre l’itinéraire – aux sens propre et figuré – d’un proscrit, à la recherche du poète Ovide, relégué par l’empereur Auguste sur les rives de la Mer noire, et de son manuscrit des Métamorphoses. De mystérieuses rencontres lui font prendre conscience que toute vie n’est que mutation et métamorphose.

Personnalité atypique dans le paysage littéraire autrichien, Christoph Ransmayr (né en 1954) est l’écrivain de l’extrême par excellence. Avec une grande cohérence thématique et stylistique, il ne cesse d’écrire, de décrire, d’interroger des situations qui mettent en péril l’être humain, la vie, la planète, l’univers. Déclins, effondrements, disparitions, désagrégations, pertes et ruines sont son champ de prédilection. En écho, derrière la voix de Ransmayr on perçoit ça et là la voix du chantre de la désagrégation et de l’inexorable acheminement de toute vie vers le néant, le poète Georg Trakl, autrichien lui aussi.

Il ne faudrait pas conclure que les romans de Ransmayr se complaisent dans la morbidité. Flamboyance de l’origine de l’univers et chaos apocalyptique de sa fin se côtoient dans un contraste saisissant. Son premier texte, programmatique, Naufrage resplendissant, 1982, accompagnant des photos d’un paysage totalement déshumanisé d’une beauté fascinante souligne la vision cosmique de l’écrivain.

Grand voyageur et alpiniste confirmé, Ransmayr a puisé dans son expérience le matériau premier de son roman épique – en vers - La Montagne volante. Découvrant au cours de l’une de ses expéditions une croyance populaire étrange selon laquelle les montagnes seraient des astres tombés du ciel et déposés provisoirement sur terre qui s’élèveraient parfois dans les airs pour y flotter au dessus des nuages. Cette alliance contradictoire entre pesanteur terrestre et légèreté aérienne est la pierre angulaire du récit. D’un mythe populaire, Ransmayr fait une obsession quasi religieuse qui s’exprime dans le désir d’arpenter le monde, y compris les territoires que l’homme n’a pas encore explorés, répertoriés, cartographiés. La montagne volante symbolise une conception archaïque du monde et s’oppose à celle des sciences de la nature, Elle contredit la modernité qui prétend que l’homme est supérieur à la nature et peut en domestiquer tous les éléments.

De l’ensemble de son œuvre émane une conception atemporelle de l’histoire, marquée par les ruptures qui séparent le centre civilisateur de la périphérie « barbare », et leurs interactions réciproques. Ses romans brossent un panorama de la continuité des discontinuités historiques, transmettent l’image d’un monde retombant sans cesse dans les situations passées les plus dramatiques. A la différence de Christa Wolf (Cassandre 1984) ou Günter Grass (La Ratte, 1986), Ransmayr ne croit ni au progrès de l’histoire ni à la grande apocalypse salvatrice de l’univers.

Christoph Ransmayr a peu thématisé –directement du moins – les tragédies du 20ème siècle et les culpabilités de l’Autriche, si ce n’est dans son roman allégorique, Le Syndrome de Kitahara. Dans le monde dévasté de l’après-guerre, où le vivant est cerné par la pourriture, l’auteur crée une nouvelle mythologie pour revisiter l’Autriche, ce « pays sans qualités » (Robert Menasse). Et comme Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek et quelques autres, il ne cesse d’écrire le tragique de l’homme moderne empêtré dans des situations mortifères. Ransmayr, un orfèvre de l’écriture, ouvre à ses lecteurs de grands espaces où résonne la beauté insolente de son verbe.

NB

Bibliographie

En allemand :
Die Schrecken des Eises und der Finsternis, Brandstätter, 1984 (en vente sur amazon)
Die letzte Welt, Greno, 1988 (en occasion sur amazon)
Morbus Kitahara, S.Fischer, 1995
Der fliegende Berg, S.Fischer, 2006
Tous les ouvrages ont été repris par les Editions S.Fischer à Francfort/M

En français
Les effrois de la glace et des ténèbres (Maren Sell, 1989, trad de F.& R. Mathieu) (en occasion sur amazon)
Le Dernier Monde (POL, 1989, trad. De J-P Lebfèvre) (en occasion sur amazon)
Le Syndrome de Kitahara, (Albin Michel, 1997, trad.de B. Kreiss)
La Montagne volante, (Albin Michel, 2008, trad.de B. Kreiss)


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