Wulf Kirsten

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Wulf Kirsten
Wulf Kirsten, Graviers

La publication au printemps prochain, à Francfort, d’un nouveau recueil de poésies de Wulf Kirsten invite à se pencher plus attentivement sur une œuvre que la France découvrait, il y a peu, à travers une mince anthologie : Graviers (Paris, Belin, 2009). Ceci d’autant plus que le public français peut espérer accéder à la lecture de ses souvenirs d’enfance, désormais traduits et en attente d’éditeur. Mais il y a une raison de plus de s’intéresser à l’œuvre du poète né aux environs de Dresde en 1934 et fixé à Weimar depuis quarante-cinq ans déjà : la part que Kirsten fait à notre langue et à sa littérature. Si éminemment germanique et centre européenne que soit son inspiration, Kirsten, disciple de Heine et de Celan, deux des plus français d’entre les poètes allemands, est le frère de Rimbaud et des surréalistes. S’il ne maîtrise pas notre langue, la sienne se colore volontiers d’expressions françaises passées dans le saxon de son enfance ou fixées dans l’usage littéraire. Et il compte des amis parmi les poètes français contemporains.

Âpre et tendre, dressée contre les compromissions, experte à réveiller les mots, sa poésie les baigne dans un bain de tendresse et de révolte. Sa palette linguistique est très large. Par-delà l’allemand littéraire, elle déploie les ressources expressives de sa Saxe natale, joue des tons slaves de la communauté sorabe, géographiquement toute proche à la frontière avec la Pologne. Elle accueille encore les accents des mondes voisins, juif, tchèque et polonais. L’oreille renaît à la musique de la diversité sur ces terres que l’histoire, dans ses heurts et le flux de ses migrations, a modelées comme lieux d’échange, qu’elle a aussi plus que d’autres burinées de ses violences, marquées des stigmates de la haine et de l’exclusion.

La langue est alors mémoire et réparation. Les prophètes de la Bible, Caliban dans la Tempête de Shakespeare nous en avaient déjà enseigné les vertus insurgées : ses malédictions prennent le ciel à témoin. Parmi les artistes, Kirsten est de la famille des victimes du pouvoir — de Silbermann, poète silésien à l’âge baroque chassé par les siens, des romantiques Kleist et Annette von Droste-Hülshoff également incompris de leurs contemporains, du bohémien Iwar von Lücken, mort en exil à Paris. Il appartenait à la communauté des expressionnistes de Dresde, peintres et poètes, que la persécution nazie a dispersée. Son idée de la poésie, Kirsten la tient encore en Allemagne de Hölderlin et Heine, auxquels il consacre à leur tour un poème en forme de portrait, comme de ses voisins du xxe siècle, le Tchèque Petr Bezruc et le Russe Mandelstam, victime des rigueurs staliniennes.

Le culte passionné que Kirsten voue aux mots, matière rebelle certes, mais docile à la longue patience des artistes qui la travaillent à pleine pâte, le respect qu’il leur porte, de quelque siècle, expérience et frontière qu’ils lui viennent, réintroduisent un lien entre les générations et les continents même. Car le scandale et l’irréconciliable ont leur place en poésie, seule voix peut-être pour faire entendre l’abandon et la présence d’un universel plus têtu que les violences qui le bafouent. Comme en témoignent ses propres poèmes et l’anthologie qu’il a donnée des écrits composés par les prisonniers du camp de Buchenwald, la poésie reste voix ultime.

Sa tendresse, Kirsten la réserve aux petits, aux sans grade qu’il tire de l’anonymat, à la nature aussi que la civilisation moderne éreinte sauvagement sur l’autel du progrès. Elle est un inépuisable trésor d’émotions, une école de vie. Il en restitue la variété des sols, des reliefs, des éclairages comme des espèces végétales et animales, chacune distincte et familière. Ami des peintres, il approche le paysage avec ses connaissances géologiques et minérales, botaniques aussi, avec l’expérience manuelle du cultivateur et du tailleur de pierre. Précise et visionnaire, sa poésie nous rend des énergies enfouies. Dans une société morcelée, inégalitaire, elle restaure une communauté.

Stéphane Michaud

Bibliographie

En allemand 
Erdlebenbilder. Gedichte aus fünfzig Jahren. 1954-2004,
Zürich 2004,
Steinmetzgarten. Das Uhrmacherhaus.
Zwei Erzählungen. 2004, Warmbronn (en stock chez Amazon)
Vient de paraître fliehende ansicht (Editions S. Fischer).

En français
Graviers
(choix de poèmes). Collection „L'Extrême Contemporain“, 2009, édition Belin

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