LITTERall

Anthologie annuelle de littératures allemandes

N° 14 – 2003

editorial

«J’ai souvent  l’impression», écrit Christa Wolf, «que l’histoire est un entonnoir dans lequel nos vies s’engouffrent en tourbillonnant pour ne plus jamais revenir» : Tourbillon de l’histoire dans lequel disparaîtrait l’éphémère du quotidien si l’écriture ne le fixait dans son filet sensible. Mais interroge l’écrivain, « l’écriture restitue-t-elle la consistance du réel ? L’écriture », précise-t-elle, « n’a plus de sens que comme essai personnel, incisif qui dissèque et met à nu les ramifications de la personne, de l’être ».

« Dans cette période et dans ce monde où des nouvelles réjouissantes ne font pas l’actualité » ainsi que le souligne Daniela Dahn, nous avons choisi – subjectivement et nous le revendiquons – six écrivains qui dans des genres littéraires fort différents - poésie, récit, essai, journal intime – ont arraché à l’entonnoir de l’histoire des instants particuliers et ont disséqué leurs ramifications jusqu’au plus profond de nos êtres.

Nous publions également dans cette quatorzième livraison les contributions d’écrivains-traducteurs, français, allemands et suisses qui se sont retrouvés en janvier dernier à la Maison Heinrich Heine, à l’invitation des Amis du Roi des Aulnes, et interrogés sur les rapports étroits qu’entretiennent écriture et traduction : « relations de filiation » comme l’écrit Jürgen Ritte, « qui par le truchement de la traduction » relient les œuvres et les littératures entre elles et créent le corpus de la littérature universelle.

NB

 

Editorial

Volker Braun

Brigitte Burmeister

Kurt Drawert

Christoph Hein

Daniela Dahn

Christa Wolf

Jürgen Ritte

Alain Lance

Zsuzsanna Gahse

Claude Esteban

Roza Domascyna
Henri Deluy

auteurs & sources

Directeur de la publication François Bary

Dépôt légal
2ème trimestre 2003
ISSN 02097 – 69 - 19

 

Volker Braun

La Poésie

Elle danse sur les tombes, avec grâce
Avec sa mémoire sauvage.
AH ! NOUS NE POUVONS RIEN RETENIR. A son
appel
Se lèvent les crevés, les oubliés
Avec leurs couteaux, leurs exigences. Amour
Eteint, colère froide, temps gâchés. Qu'est-ce
Que penser : nous sommes mortels Face au GRAND POUR RIEN. Cette pensée, elle
l'ose
Sous terre, là où tout vit.
Comment, est-ce possible? que le monde se mette à

danser

traduction collective sous la direction d’Alain Lance

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Brigitte Burmeister

Trois fois Berlin et un épilogue

1 –

A l’automne 1966, toute fraîche émoulue de l’université de Leipzig, j’arrivai à l’Académie des Sciences de Berlin-Est. L’institut dans lequel je devais travailler était installé Leipziger Strasse ; siège de la première chambre du Parlement prussien, le Preussisches Herrenhaus  a été construit dans les années 1900. Cet édifice majestueux avait un aspect à la fois solennel et modeste, comparé au gigantesque ensemble voisin qui avait été à l’époque nazie le ministère de l’air de Göring avant d’abriter de nombreux ministères de la RDA. De l’autre côté de la rue, de l’herbe et des baraques. Juste après le porche qui donnait accès à mon lieu de travail, la Leipziger Strasse buttait sur le Mur, débouchait sur un terrain vague inaccessible du nom de Potsdamer Platz. Même au-delà, le quartier avait un aspect désolé. Rien à cet endroit là ne rappelait le Berlin-Ouest que je connaissais pour m’y être rendue avant la construction du Mur : Zehlendorf, Dahlem, le Kurfürstendamm, un monde sain, bien soigné, dans la verdure, où l’on pouvait voir des films occidentaux et entrer dans des boutiques qui fleuraient bon le cuir, le café, le chocolat et les oranges. De la cantine de l’institut, je distinguais au delà du no man’s land une haute façade sans fioritures. Un nom y était inscrit : Esplanade, et à en juger d’après les regards rayonnants de notre secrétaire, cela avait dû être avant la guerre un lieu merveilleux.

Le Berlin dans lequel j’arrivais en 1966 était une ville faite d’espaces vides et de réminiscences.

...

Traduction de Nicole Bary

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Kurt Drawert

Irina

Son père était l’homme le plus puissant de la ville, celui qui tenait des discours en presque toutes les occasions, mais Irina, elle, n’arrivait pas à parler. Elle comprenait parfaitement ce qu’était la langue, mais elle était faite autrement, du côté des cordes vocales ou de la tête peut-être. C’était comme si quelque chose se produisait entre la gorge, la langue et le palais, qui l’empêchait de prononcer les mots, quelque chose qui les retenait et les détruisait avant qu’ils ne pussent devenir des sons. Quiconque la regardait avec une attention suffisante pouvait lire sur ses lèvres agitées d’un léger mouvement le combat qui se livrait dans le creux de sa bouche. Quand ses doigts, qui avaient accompagné ce combat, violemment enfoncés dans la chair de ses jambes ou de sa poitrine, relâchaient leur étreinte, le discours qu’elle n’avait pas prononcé était terminé. Son visage alors se détendait, sa peau se déplissait, son front redevenait aussi lisse que celui de chacun d’entre nous, et sa bouche recouvrait sa sérénité comme si, quelques instants auparavant, elle n’avait pas été comme figée dans une crispation. Sauf que parfois, pour avoir été mordue, la peau de ses lèvres était écorchée et saignait légèrement. Sans ces morsures, je l’aurais trouvée belle, cette bouche. Mais, avec ces traces de sang persistantes, elle avait un aspect maladif et ressemblait à un champ de bataille. Ainsi, plus la bouche d’Irina était abîmée, plus elle s’était tue, et avait parlé sans voix.

...

Traduction de François Mathieu

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Christoph Hein

Démonologie et droit international

Notre civilisation, au cours de son histoire longue de plusieurs millénaires, a forgé le système de notre droit ; de multiples modifications lui ont été apportées, on l’a continuellement développé et transformé, mais il repose cependant seulement sur trois principes fondamentaux :
1 - l’accusé est innocent tant que sa culpabilité n’a pas été prouvée.
2 - la victime ne doit pas juger elle-même le coupable.
3 - le jugement doit être équitable, ainsi que l'exigeait l'expression « œil pour œil » dans le Livre de l’Alliance de l’Ancien Testament.

Ces trois principes ne sont pas innés, ils ne correspondent pas à notre nature, ils sont l’émanation de notre être civilisé. Notre nature, elle, réclame justice et vengeance, la civilisation nous enjoint en revanche de nous en tenir au droit, au nom de la perpétuation de la communauté humaine. Nous voulons que le coupable soit condamné quand à nos yeux sa faute est évidente, mais la loi exige cependant que la faute soit prouvée avant que la sentence ne soit prononcée. Nous tenons à ce que le coupable répare l’injustice, si possible dans l'immédiat et dans la douleur. Le droit, lui, ordonne de s’en remettre à un juge impartial qui ne jugera pas à l’aune de notre colère, mais selon la loi.

Ces trois principes fondamentaux de notre droit sont, pour nous, difficiles à accepter. Celui qui le nie connaît peu la nature humaine ou bien n’a jamais été victime d’une injustice qui exigeait un châtiment mais est restée impunie.

...

Traduction de Nicole Bary

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Daniela Dahn

Nous sommes la démocratie.

Les discours du dimanche matin, à l’heure du prêche, répondent qu’on le veuille ou non à une attente particulière : même dans un contexte laïcisé, ils sont censés dispenser consolation et édification. Cette attente serait légitime si le sujet qu’il convient de traiter n’était justement l’Allemagne. Donner à son propos des nouvelles positives n’est pas ce qui vient immédiatement à l’esprit, surtout en une période et dans un monde où les nouvelles réjouissantes ne font pas vraiment l’actualité. Mais je veux tenter l’entreprise, aussi difficile puisse-t-elle être.

N’est-ce pas d’ailleurs précisément ici, à Dresde, qu’a été écrite l’ode fameuse sur la joie et l’allégresse ? C’est ici que Friedrich Schiller a passé les années les plus heureuses de son existence, jouissant de l’hospitalité bienveillante de son ami Christian Gottfried Körner. Grâce à Beethoven, qui les a mises en musique, les strophes de son Hymne à la Joie sont sans doute les vers allemands les plus fréquemment chantés. Ceci devrait être de bon augure, surtout pour ce qui est de l’aspect terrestre de la prophétie.

C’est la joie le puissant ressort
Dans la nature éternelle,
La joie, la joie qui fait tourner
La grande horloge du monde.

On peut toujours appeler joie ce qui fait tourner l’horloge, mais de quoi se nourrit-elle ? Du pouvoir ? De la richesse ? De l’importance que l’on a ? Schiller, influencé par Körner, lui-même adepte des idées de Kant, avait dépassé sa phase Sturm und Drang, dont la pièce Les Brigands représente le sommet, situant dans le monde des idées la solution des contradictions. Mais dans son Ode, il conjure l’utopie, la ramène dans le monde du possible : Tous les hommes seront frères par l’amour, l’amitié, la sympathie qui les unit, la vérité, la vertu, les roses et le vin. Soyez enlacées, multitudes ! Le monde entier devenu Champs élyséens, pays des bienheureux.

...

Traduction de Françoise Toraille

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